L’économiste américain, Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’Économie en 2001, relance la polémique sur l’euro et la Banque centrale européenne, et propose une solution radicale: créer un euro pour l’Europe du Nord et l’autre pour l’Europe du Sud
Les économistes américains ont toujours été sceptiques sur la réussite de l’euro; et pour une raison simple. La monnaie unique, l’euro, constitue une union monétaire entre des États indépendants, mais celle-ci ne repose nullement sur une union politique soudant ses pays membres par des mécanismes de solidarité. Près de dix-huit ans après la création de l’euro au Ier janvier 1999, l’économiste Joseph Stiglitz constate que cela fonctionne mal et il suggère des changements en profondeur pour y remédier.
«La monnaie unique était censée apporter la prospérité et favoriser la solidarité européenne. Elle a juste fait le contraire, avec des dépressions dans certains pays même plus profondes que la Grande Dépression (des années 1930)», écrit-t-il dans son nouveau livre qui vient de paraître en anglais (The Euro and its Threat to the Future of Europe). Ce qui se traduit en français ainsi: «L’euro est une menace pour l’avenir de l’Europe». L’analyse de départ ne vise pas à l’originalité, Stiglitz souhaitant s’en tenir à des faits indéniables pour mieux étayer ensuite ses propositions en faveur de changements en profondeur qui pourront apparaître révolutionnaires.
Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’Economie en 2001
Le prix Nobel d’Économie 2001 dénonce les deux péchés originels de l’euro dans sa conception même. D’une part, et par construction, il a privé les pays membres de toute action sur le taux de change de leurs monnaies et de leurs taux d’intérêt, ce qui rend les ajustements délicats en cas de difficultés. D’autre part, la Banque centrale européenne qui a la gestion des taux d’intérêt pour toute la zone euro, a un mandat centré exclusivement sur l’inflation (la stabilité des prix) et non sur l’emploi et la croissance (contrairement à la banque centrale américaine). En outre, les pays de la zone euro sont liés par des règles budgétaires contraignantes, ce qu’on appelle «le pacte de stabilité et de croissance».
«Une monnaie unique n’est ni nécessaire ni suffisante pour établir la coopération économique et politique étroite dont l’Europe a besoin»
Joseph Stiglitz |
À partir de là, il est donc extrêmement difficile pour un pays de répondre à un choc ou à un déséquilibre, et Dieu sait si depuis la crise financière mondiale de 2008 il y en a eu. «La seule solution alternative aux ajustements des taux de changes (devenus impossibles) est de faire des ajustements réels», explique Stigliz. Autrement dit, effectuer des «dévaluations internes», faire en sorte que les coûts salariaux du pays en difficulté augmentent beaucoup moins vite que dans les autres pays. Et cela doit être fait de façon brutale et rapide pour améliorer la compétitivité. C’est ce qui a été demandé à la Grèce et à d’autres pays, et c’est manifestement très douloureux.
Joseph Stiglitz ne se contente pas de critiquer, il énonce des propositions, et à deux niveaux. Tout d’abord, il propose des adaptations d’ordre technique voire politique: création d’une véritable union bancaire, mécanismes de mutualisation entre pays sur les dettes publiques, réorientation des politiques économiques dans un sens plus favorable à la croissance, etc. Bref, il faut modifier l’accord monétaire de Maastricht qui régit la BCE et l’euro. Mais il doute que cela puisse suffire, et il n’est même pas certain que les pays de la zone euro se mettront d’accord. Car cela reviendrait d’une façon ou d’une autre à aller à l’encontre du dogme allemand qui considère que l’Union monétaire européenne ne saurait être «une union de transferts (financiers entre pays)».
L’économiste américain redoute donc que l’euro tel qu’il fonctionne aujourd’hui obère le développement économique de ses pays membres et donc l’avenir de l’Europe même. «Une monnaie unique n’est ni nécessaire ni suffisante pour établir la coopération économique et politique étroite dont l’Europe a besoin», écrit-il. Il considère que l’Europe en tant qu’espace de coopération doit exister et elle doit se concentrer sur deux dimensions: le libre-échange (le marché unique) et la libre circulation des personnes. En d’autres termes, «la fin de la monnaie unique ne serait pas la fin du projet européen» écrit-il. Sans envisager complètement la fin de l’euro, son éclatement, il propose au moins une étape de transition. Ce qu’il appelle «un divorce à l’amiable», avec la création de deux zones euro, l’une pour les pays du Nord et l’autre pour les pays du Sud. Il envisage un système de coopération flexible entre ces deux régions.
La proposition n’est pas nouvelle, d’autres l’ont avancée avant lui, notamment en France. Joseph Stiglitz reconnaît lui-même que ce ne sera pas facile. Il cite notamment le problème des dettes publiques et leur «re-nomination» en une autre expression monétaire que l’euro actuel, car «l’euro-du Sud» aurait à l’évidence une moindre valeur!
Le livre doit paraître en français à la mi septembre, avec un titre qui rendra hélas mal compte du contenu de l’ouvrage en anglais. «L’Euro: comment une devise commune menace l’Europe», selon le titre français qui est prévu. C’est pratiquement un contresens dans la mesure où l’euro n’est pas une «devise commune» mais une «monnaie unique». Il aurait pu être en effet une «devise commune» de l’Europe, s’ajoutant aux monnaies nationales, comme plusieurs hommes politiques l’avaient proposé en France, en particulier Alain Peyrefitte et Édouard Balladur. Mais le traité de Maastricht en a décidé autrement, en faisant précisément une «monnaie unique», et c’est tout le problème qu’examine le livre de Stiglitz.
Il est donc conseillé au lecteur français de se référer à l’édition originale, d’autant qu’elle est vendue moins cher (17,35 euros, voire moins), contre un prix unique de 24 euros pour la version française au titre fautif. Rappelons qu’en France la loi sur le prix unique des livres neufs impose le même prix pour tous les libraires. Comme quoi, il faut toujours se méfier de ce qui est «unique» alors que la vie et le monde sont multiples.
Source : Le Figaro